Notice historique sur le bâtiment administratif avenue de la Gare 45 à Lausanne

  Notice historique sur le bâtiment administratif avenue de la Gare 45 à Lausanne

Bruno Corthésy, historien de l’architecture indépendant, spécialisé dans l’architecture du XIXe et du XXe siècle en Suisse romande, 3.5.2023

Le bâtiment administratif avenue de la Gare 45 à Lausanne a été construit par l’architecte Alphonse Laverrière en 1950 pour la Compagnie d’Electricité Ouest-Suisse. La construction se place dans l’alignement et reprend la volumétrie des deux autres bâtiments qui le précèdent à l’avenue de la Gare, réalisés par l’architecte Louis Bezencenet en 1890 et 1910. L’impression d’ensemble est renforcée par des parcelles fermées qui relient dès leur réalisation les différents édifices.

Le bâtiment avenue de la Gare comprend, comme les deux autres immeubles, principalement des bureaux, avec des larges vitrines au rez-de-chaussée servant à l’exposition d’automobiles. Le sous-sol semi-enterré était à l’origine occupé par un atelier également consacré à l’automobile. Il a été désaffecté, certainement lors de la construction du bâtiment de la Poste, au sud, au milieu des années 1960. Ce garage automobile se complétait sur l’avenue de la gare d’un couvert abritant une station d’essence, disparu depuis longtemps, et d’un second couvert en contrebas, dans le prolongement du bâtiment. A la toute extrémité, se dressait un pilier portant l’enseigne de l’atelier mécanique.

Une image très ancienne du bâtiment en question.

Le second couvert a été démoli en toute discrétion durant l’hiver 2022-2023. Cette destruction est déplorable car cet élément à la bordure arrondie avait été pensé pour participer à la cohérence de toute la place en faisant écho au bâtiment implanté à l’opposé, avenue Ruchonnet 1, auquel l’architecte Francis Isoz avait aussi donné en 1904 une extrémité de forme semi-circulaire.

Une image plus récente du bâtiment en question.

 

 

Reposant sur une structure en béton armé conçue par le bureau technique A. Cibisz et G. Roubakine, le bâtiment reçoit un parement de blocs en pierre artificielle, de couleur chaude et aux joints apparents. Son expression néoclassique se caractérise par la composition symétrique de la façade sur l’avenue, avec entrée centrale dotée d’un portail richement décoré, par les encadrements de fenêtres fortement marqués et par une corniche à l’ornement sophistiqué .

 

Les trois bâtiments de l’avenue de la Gare viennent s’implanter dans un site quasiment vierge de toute construction avant l’établissement de la première gare de Lausanne en 1856 (illustration 3). Placé bien loin de la ville, le site n’est alors occupé que par des vignes. Il a été dit chez les partisans de la démolition qu’elle permettait le rétablissement d’une voie de circulation historique (Jessica Monteiro, « Dédié à la logistique, le quartier lausannois de la Rasude est appelé à muer », 21 février 2023, www.rts.ch), or il n’existe aucun chemin ancien à cet endroit. Après l’établissement de la ligne de chemin de fer, le site de la Rasude est occupé par la gare aux marchandises. Il s’y développe des voies de circulation nécessaires aux manœuvres, mais il ne s’agit de pas de passages publics.

Un ancien plan du quartier de la gare.Un ancien plan du quartier de la gare.Image de chevaux traînant une voiture.

Comme Louis Bezencenet (1843-1922), mais appartenant à la génération suivante, l’architecte Alphonse Laverrière (1872-1954) est l’un des architectes les plus importants à Lausanne pour la fin du XIXe et pour le début du XXe siècle. Il réalise nombre de bâtiments qui détermine encore ajourd’hui l’aspect de la Ville : gare de Lausanne (1908-1916), hôtel de la Paix (1910), ancienne Banque Fédérale (1911), librairie Payot (1913), cimetière du Bois-de-Vaux (à partir de 1919), Tribunal Fédéral (1922-1927), Bel-Air Métropole (1929-1932), etc. (illustration 6 à 11). En terme de déontologie de la conservation du patrimoine, il paraît assez inconcevable qu’un bâtiment signé par un architecte d’une telle envergure soit aujourd’hui démoli, alors que d’autres de ses réalisations, comme la gare ou le Bel-Air Métropole, ont fait l’objet de campagnes intensives de sauvegarde.

Image ancienne de personnes marchant à l'extérieur de la gare.Une image de l'extérieur de l'Hôtel Paix

Une image ancienne du centre de Lausanne. Une ancienne image du tribunal fédéral.

 Une vieille image de la librairie Payot.Une ancienne image du bâtiment Bel-Air.

Il s’agit de la dernière œuvre de Laverrière et, en tant que telle et en raison de son expression architecturale, elle a été jugée par des partisans de sa démolition peu représentative de son époque et en décalage avec les courants de la modernité. Or, Laverrière n’a jamais été membre de l’avant-garde, ni même un tenant de l’architecture dite moderne. Au contraire, toute son habileté tient à sa faculté d’adaptation aux courants dominants aux différentes époques où il a exercé. A ce compte, il n’y aurait eu aucune raison de se battre pour la préservation du Bel-Air Métropole dont la modernité peut être considérée comme très conventionnelle. En outre, la conservation du patrimoine architectural ne s’étend pas qu’aux réalisations les plus en avance sur leur temps, mais tend à protéger tous les objets jugés particulièrement représentatifs de leur époque. En cela, le bâtiment de l’avenue la Gare 45 est tout à fait représentatif et de son temps et d’une certaine modernité, qui se caractérise depuis les années 1930 par un retour au classicisme. Il n’est qu’à voir le bâtiment qui lui fait face, avenue de la Gare 50, dû à Charles-François Thévenaz en 1955, et qui présente les mêmes caractéristiques, dans le matériau et dans la trame de la façade. Enfin, Laverrière a toujours eu un goût marqué pour le classicisme. Preuve en est le Tribunal fédéral. Le bâtiment avenue de la Gare 45 marque ainsi une forme de retour à son esthétique de prédilection.

En termes d’histoire de l’architecture, la comparaison avec son vis-à-vis, participant à une certaine cohérence de la place de la Gare, n’est pas la seule à être intéressante. Mais aussi, embrasser dans un même regard le bâtiment avenue de la Gare 45 et la gare elle-même conçue par le même architecte 40 ans plus tôt permet de prendre la mesure de l’évolution et de l’architecte et du goût en matière architecturale. Le paysage urbain donne de cette manière une leçon d’histoire architecturale que rien d’autre de ne peut remplacer.

Aujourd’hui, le bâtiment semble être a priori demeuré dans un état de conservation tout à fait satisfaisant. Cependant, selon les autorités, il souffirait d’«une surface patrimoniale altérée» (Charaf Abdessemed, « Rasude: faut-il sauver l’immeuble situé à l’avenue de la Gare 45? », Lausanne-Cité, 17.04.2023). Ce jugement déjà quelque peu obscur dans sa formulation est d’autant plus difficile à comprendre que la pierre artificielle qui recouvre les façades semble avoir gardé une grande partie de sa fraîcheur. Le bâtiment est également estimé comme profondément dénaturé en raison de la disparLa cage d'escalier du bâtiment de l'av. de la Gare 45.ition du garage automobile. Ce critère d’évaluation catégorique a de quoi surprendre. Combien de monuments historiques ne devraient pas être considérés comme tels en raison de la perte d’une partie de leur affectation d’origine, en l’occurrence assez secondaire et en outre à moitié enterrée ? La conseillère municipale Natacha Litzistorf lui reproche d’avoir perdu ses fenêtres d’origine. A nouveau, pour combien de monuments historiques n’est-ce pas le cas ? Et encore, il s’agit là d’un aspect qui peut être facilement rétabli, même si la restitution ne fait jamais partie de la méthode idéale de conservation. La conseillère municipale ajoute que l’intérieur a été complètement transformé. Soit, il faut bien l’admettre en l’absence de toute étude historique approfondie. Il demeure cependant la cage d’escalier, visible depuis la rue, dont le décor toujours d’inspiration classique et parfaitement conservé est totalement unique à Lausanne. De fait, la somme de ces différents aspects ne permet pas de dire, comme le fait Natacha Litzistorf, que l’édifice y ait perdu sa « substantifique moelle ».

En résumé, la conservation de ce bâtiment apparaît indispensable. Il y a lieu de rappeler à ce sujet qu’il s’agit d’une obligation faite par la loi, qui vise à sauvegarder le patrimoine du canton, et non d’un choix formulé en fonction des circonstances. La nécessité de cette conservation tient à la personnalité de l’architecte Alphonse Laverrière, à la valeur historique reconnue, à sa parfaite intégration dans le site, s’alignant sur les autres bâtiments de l’avenue de la gare et formant avec eux un ensemble monumental, à ses qualités architecturales intrinsèques extérieures et intérieures, notamment présentes dans sa cage d’escalier extraordinaire, et son état de conservation relativement bon.

Légendes des illustrations

1. Le bâtiment av. de la Gare 45 juste après sa réalisation (Fonds A. Laverrière, Archives de la construction moderne – EPFL).
2. Le bâtiment av. de la Gare 45 aujourd’hui (photo Jeremy Bierer). A gauche, la passerelle reliant l’immeuble à celui av. de la Gare 43. Au fond à droite, une autre réalisation d’Alphonse Laverrière, la gare de Lausanne.
3. Plan de Lausanne en 1838 (lausanne.ch). Le site n’est occupé que par des vignes. On n’y voit l’amorce de l’avenue de la Gare, ainsi que du passage des Saugettes.
4. Plan de Lausanne en 1875 (lausanne.ch). Les bâtiments de la gare aux marchandises se développent à l’est de la première gare aux voyageurs. En pointillés, la voie nécessaire aux manœuvres.
5. La Rasude en 1909 (auteur inconnu, MHL). La plateforme de la Rasude n’est utilisée que pour le convoyage de marchandises. Il ne s’agit pas d’un lieu de circulation à proprement parlé. Au fond, le bâtiment av. de la Gare 43.
6. Gare de Lausanne en 1920 (auteur inconnu, MHL).
7. L’hôtel de la Paix en 1913 (auteur inconnu, MHL).
8. La Banque Fédérale en 1940 (auteur inconnu, MHL).
9. La libraire Payot en 1913 (Bulletin technique de la Suisse romande).
10. Le Tribunal Fédéral (auteur inconnu, MHL).
11. Le Bel-Air Métropole en 1939 (auteur inconnu, MHL).
12. La cage d’escalier du bâtiment de l’av. de la Gare 45 (photo Association Perirasude, 2023).